“Même si la plupart de ceux qui en font ne s’en
doutent guère, il en coûte beaucoup d’écrire
un livre et c’est un acte grave. Une œuvre, dès
qu’on ne la tient plus pour un feuillet dans l’effarante
cataracte de papier imprimé qui s’abat chaque matin sur la
France, on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non
seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et
peut-être surtout, dans l’angoissante tragédie de
nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage et
décourage. Les temps sont trop tendus, où nous vivons si
mal, et l’essentiel y est trop manifestement en péril, si
près de chavirer bientôt, pour que – quelle que
puisse bien être l’éloquence du prédicateur
– si quelqu’un d’entre nous prend sur soi de gravir
les degrés qui le mettent en chaire au-dessus du silence, nous
ne l’attendions pas à l’efficace de sa parole. Et
puisque nous sommes tous prisonniers de la même prison, de ce
compagnon qui s’est mis au-dessus de nous pour prendre la parole,
et à qui nous prêtons quelque chose de nous,
peut-être un irremplaçable instant du temps humain de
notre âme, pour l’entendre, c’est un enseignement
utile ou un vrai pas vers la délivrance que nous attendons, non
pas un bavardage qui épaississe la cloison ou une
rhétorique qui nous distraie, fût-ce un instant, et nous
détourne des verrous qui nous séparent du salut. Nous
entendons en définitive qu’il n’abuse en aucune
façon ni de notre misère ni de la sienne…”
Armel Guerne
Article de presse :
GRANDEUR DU SILENCE
Armel Guerne, traducteur et poète
Admonition
Toi l’attentive, aiguisée, aux aguets
Lucidité, prunelle de notre œil
Intérieur, cerf-volant frémissant
De notre intelligence sous le vent
De l’esprit, subtile effarouchée
Dans la danse ou le branle-bas des choses,
Toi la malice sur ton fil tendu
Sur sa courbure où résonne un son grave,
Sache-le bien: c’est son inclinaison
Qui appelle les foudres, les fougueuses.
Et maintenant tais-toi. Garde ta clé.
Armel Guerne
Bien des lecteurs du Magazine littéraire,
j’en suis sûr, connais sent le nom d’Armel Guerne
à cause de ses nombreuses traductions constamment
rééditées – celles des grands romantiques
allemands (Novalis et Grimm surtout), des Élégies de Duino
de Rilke ou des principaux romans de Melville. Mais quand le XXe
siècle aura pris son vrai visage, sans doute
reconnaîtra-t-on en Guerne avant tout un poète ; et ses
traductions intéresseront encore, mais parce qu’elles font
partie de son œuvre. La réédition en un seul volume
de plusieurs petits recueils posthumes depuis longtemps introuvables en
apporte encore la preuve.
Ami de Bernanos ou de Cioran,
Guerne a connu le sort d’être un poète
apprécié d’un petit nombre d’admirateurs
fervents, mais ignoré du grand public, et
considéré par les critiques avant tout comme un
traducteur. Arrivé par hasard ou par un signe du destin (un
accident de voiture) à Tourtrès, un petit village du
Lot-et-Garonne, il s’y installa et passa les vingt
dernières années de sa vie dans un moulin à vent
désaffecté, à « écouter le chant du
monde » et à noter, en poèmes brefs qui sont autant
d’éclairs de vision, son dialogue avec l’inftni.
Comme les mystiques dont il s’est nourri, Guerne ne fait
nullement une confiance aveugle au langage – mais il sait que cet
instrument imparfait est la seule lampe qui permette
d’éclairer nos ténèbres intérieures,
par exemple en interrogeant ses rêves, comme dans La Nuit veille,
admirable livre de 1954 récem ment réédité
[1] Cette « âme insurgée » (le titre
d’un essai sur le romantisme [2]) ne cesse de protester contre
son époque matérialiste et mercantile ; la poésie
est pour lui un acte de résis tance spirituelle.
Rien n’a vieilli dans ses
poèmes, souvent faits d’une seule phrase
déployée sur dix ou douze vers. Leur grandeur se mesure
à la qualité du silence qu’ils font régner
autour d’eux. Un silence plein et vivant : « Mais pour
savoir que le silence/Est la grande et unique clé/ Il faut
percer tous les symboles [...]/ Subir jusqu’à la
mort/Comme un écrasement/Le poids vivant de la parole. »
(1) Éd. Intexte, 2006www.intexte.net.
(2) Éd. Phébus, 1977, encore disponible.
Jean-Yves Masson
Le Magazine littéraire, N°472 février 2008