Le Livre
Extrait :
Le corps du délit. C’est, selon les juristes, l’objet qui constitue et prouve le délit.
C’est pourquoi le corps décapité de
l’Apôtre retrouvé sur la plage (et tout le monde
avait pu voir la blessure infectée laissée par la fameuse
écharde) avait ainsi été désigné
à la colère du Pantocrator.
Pendant ce
temps, fier de la beauté de son geste réussi, et suivi de
Pasolini tremblant à qui cette scène de plage semblait
prémonitoire, la puissante brute de l’église des
Barnabites, après avoir ainsi mutilé l’Apôtre
des Gentils de la plus élégante manière, et aussi
pour qu’on vît bien le somptueux drapé des muscles
de son dos, s’éloignait lentement sur la grève avec
des déhanchements de maître-nageur à la mode.
Tout en se
retirant du théâtre de l’exécution, il criait
très haut à son compagnon médusé :
Périssent ainsi tous ceux, Saul de Tarse comme Mallarmé,
qui ont osé déparler du corps, tandis que son glaive
encore sanglant lui battait lourdement la cuisse.
Les
textes en prose d’Yves Boisseleau invitent le lecteur à
une promenade poétique et ludique autour du mot corps et de sa
riche polysémie. Expériences réelles,
évocations littéraires, picturales ou musicales
constituent le point de départ de ces variations entre
vagabondage du sens et détournement culturel.
La
peinture de Christian Gardair, place en regard de ces poèmes des
tableaux qui sont aussi des variations. Sa peinture ne peut exister,
écrit Jean-Michel Maulpoix, que sur le mode sériel,
chaque tableau en appelant d’autres à sa suite. Variations
dans la répétition, ce sont autant d’affirmations
de sa liberté. Tout l’art, dit-il volontiers, est dans la
vigueur du parti-pris. Ainsi l’artiste met à son tour le
texte en mouvement, lui donne du jeu en élargissant son espace.
Dialogue lumineux d’un peintre et d’un poète qui a
déjà publié des carnets de voyage au Chili
(Tableaux Chiliens, éditions Cosmigonon, Université de
Concepción, Chili, 2005).
Articles :
Nos lectures du Vendredi : “Le corps du délit”, Yves Boisseleau, Christian Gardair.
Couleurs qui dansent au cadre noir de ce tout nouvel
ouvrage des éditions Fédérop. On croirait un feu
dans la nuit. On s’approche : c’est en fait un dialogue
entre les mots d’Yves Boisseleau et la lumière picturale
de Christian Gardair. L’ensemble est une réflexion sur le
corps. Sur le mot lui-même et ses différents sens, sur
l’idée que l’on peut se faire du corps suivant les
uniformes qu’il revêt, lesquels – comme leur nom ne
l’indique pas ! – sont multiples et changeants.
Réflexion sur l’homme aussi, sur la vie, la mort, le sens
donné aux choses.
Christian Gardair, peintre bordelais, avait
proposé de longue date une collaboration à Yves
Boisseleau. La proposition se concrétise alors en
l’offrande de plusieurs dizaines d’œuvres de
Christian Gardair, chatoyantes, aériennes, ou plus sombres et
profondes. Et les voici, ici, qui se glissent à merveille aux
côtés de l’écrit d’Yves Boisseleau,
avec lequel, désormais elles font corps... « Le corps du
délit : L’objet qui constitue et prouve le délit.
»
L’écriture d’Yves Boisseleau,
à la fois précise et ample – car y éclatent
des images à forte charge poétique, tour à tour
initie et complète la richesse intérieure et
mystérieuse des peintures de Christian Gardair. On ne sait
véritablement qui illustre l’autre. Un corps se constitue
et prouve la réelle beauté de l’ensemble. Yves
Boisseleau s’implique, corps et âme, dans chacun des textes
produits, où parfois il dénonce. Corps de textes, dont
les images de Christian Gardair sont les cris.
S’approcher du feu qui danse au cœur
sombre de ce nouvel opus des éditions Fédérop;
écouter, avec attention, le crépitement des couleurs de
Christian Gardair, en admirer l’éclat offert aux
écrits d’Yves Boisseleau... Loin d’être un
délit c’est un beau voyage, aux éternelles
destinations. On y revient, on s’en imprègne, on y
songe... Voyage réaliste et onirique à la fois. Et vrai
livre de
chevet.
Anne
DUPREZ, http://www.aqui.fr/cultures/nos-lectures-du-vendredi
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Passion(s) :
On l’avait quitté, il y a trop
longtemps déjà, en abandonnant le lycée de
Sainte-Foy-la-Grande (Gironde) où son enseignement avait
illuminé des années agitées et brumeuses. On
s’était souvent réjoui de le voir adossé au
tableau, ou circulant parmi les pupitres, dégageant de
scintillants sentiers parmi des textes arides, s’engageant dans
de luxuriantes et fécondes explications de texte. Des continents
improbables et des auteurs intimidants que, sans lui, nous
n’aurions peut-être jamais abordés, nous devenaient
accessibles.
On l’avait retrouvé, de loin en loin,
conversation jamais achevée, toujours heureux de suivre le
destin de ses anciens élèves. On s’étonnait
qu’il n’écrivît point. Agrégé de
lettres, Yves Boisseleau avait exploré, du temps de ses
études, “le sentiment d’échec dans la
pensée de Marcel Proust”. Il aimait aussi faire visiter le
château de Montaigne, citant de longs passages de l’auteur
des Essais, son voisin familier. La retraite venue, Yves Boisseleau a
fini par céder à la tentation d’être
publié. Une autre facette est apparue, prolongement de ce
qu’avait été ce professeur de lettres qui donnait
si bien le désir et le goût de lire.
Ses Tableaux chiliens (dans une édition
bilingue), instantanés poétiques d’un
périple le long de la cordillère des Andes, nous avaient
conquis. L’espace de cette chronique lui fut naturellement
consacré (La Croix du 3 septembre 2005). Un nouveau livre vient
de nous parvenir : Le Corps du délit, publié chez un
éditeur de Dordogne (Fédérop), illustré par
le peintre Christian Gardair. Ou comment décliner en 74
chapitres courts les différentes acceptions de ce mot : corps.
Exercice de style où Yves Boisseleau passe en
revue ses occurrences, avec beaucoup d’entrées
spirituelles, mystiques, nourries d’une vaste culture religieuse
et esthétique. Il s’étonne que le “corps
gravide” de Marie, avant la Nativité, soit si peu
représenté, avec “la rondeur adorable du ventre
plein de grâce où l’enfant sommeille encore avant
d’être jeté dans les turbulences de
l’Incarnation.” Les corps célestes qui
“peuplent le ciel de leurs constellations”. Le corps
glorieux des bienheureux, après la Résurrection, Corpus
Christi, aussi, évidemment.
Les corps de garde et les gardes du corps. Les corps
absents que les glaces retiennent en captivité. Le corps
héréditaire que nous portons et transmettons, de
génération en génération. Le corps à
corps de l’amour, affolante alchimie, combat de possession autant
que dérive de feu. Le corps de violon avec ses
“ouïes” et son “âme”. Les corps de
métier : médical, enseignant (“le plus utile et le
plus méprisé”), électoral, diplomatique,
épiscopal. Les pleins et les déliés du
“corps de la lettre”. De l’expression maritime
“perdu corps et biens”, Yves Boisseleau tire une
leçon de renoncement et de soumission à ce mystère
qui nous emporte vers l’inconcevable : “II nous faudra
aussi tout laisser dans le naufrage universel de la vieillesse et de la
mort, les biens de ce monde et jusqu’à notre propre
corps.”
Jean-Claude Raspiengeas, La Croix (05/06/10)
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Le Corps du délit d’Yves Boisseleau. Illustrations de Christian Gardair, éd. Fédérop.
Dans les pas d’Alain Rey ou de Flaubert, celui du Dictionnaire des idées reçues,
Yves Boisseleau explore en poète toutes les expressions
codées, spécialisées ou usuelles, qui mettent le
corps en jeu, le dépossèdent ou le supplicient, le
mettent au pas ou en gloire, à l’épreuve ou
simplement en mouvement. La langue dans tous les états du corps,
du corps comme parti pris ou comme pièce à conviction. Le Corps du délit... de poésie !
Les variations ainsi réunies ne constituent
pas un simple glossaire, les choix et les enjeux sont loin
d’être neutres ; Yves Boisseleau interroge
l’Histoire, scrute les murs des églises ou des
musées. Un rien subversif, il s’insinue dans les trous de
mémoire de l’Histoire officielle, traque les cadavres des
Algériens oubliés au fil des eaux de la Seine, un certain
mois d’octobre 1961, les suppliciés espagnols peints par
Goya, « la frêle
silhouette du petit Jeune homme de la place Tian An Men devant le char
du camarade (à moins que ce ne soit celui de la camarde) qui
louvoie devant lui. »
La société est passée en revue,
tantôt avec mordant, tantôt avec le détachement
d’un citoyen sans illusions sur la capacité de nuisance
des humains, ou sur leurs travers, petits ou grands. L’auteur
frise volontiers la caricature lorsqu’il évoque les corps
constitués, les édiles, la magistrature, le corps
médical ou le corps enseignant... S’il force souvent le
trait, c’est pour égratigner non pour éliminer. Le
délit n’ira pas jusqu’aux Assises. La
Correctionnelle est juste entrouverte et cela suffit à
administrer la correction, la fessée d’avertissement ou la
volée de bois vert, selon la gravité des faits
incriminés...
Quant aux corps des victimes de l’Histoire
avec sa grande Hache (Pérec), Yves Boisseleau s’inscrit
sans réserve dans le devoir ou le travail de mémoire.
On s’étonnera peut-être que le
plaisir du corps échappe quelque peu à ces variations,
non que la relation érotique en soit totalement absente, elle
est en effet réduite à un combat, un corps à corps
brutal : « Comme
possédés du démon, le corps de l’homme et le
corps de la femme se prennent, de désir et de sauvagerie
mêlés, comme des lutteurs s’étreignent
à se broyer et s’abandonnent épuisés.
On appelle curieusement faire l’amour cette rage de possession destructrice.
» Ici, ni salut, ni rédemption dans l’amour ; quant
au plaisir, il se dégrade au lit comme sur les champs de
bataille !
L’auteur cultive cependant le paradoxe, parodiant Mallarmé : « La chair est belle hélas / Et foin de tous les livres... » Sans jamais friser l’amour fou ! Le lecteur toutefois ne boudera pas son plaisir.
L’ouvrage est à la fois ludique et
grave. Les œuvres de Christian Gardair, reproduites en
quadrichromie, offrent un contrepoint subtil aux variations
d’Yves Boisseleau. Les éditions Fédérop, une
fois encore, témoignent avec ce bel ouvrage de leur exigence
à réaliser des livres soignés qu’on a
plaisir à découvrir...
Ménaché
Lieux d’Être, n° 50
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