Ana Marques Gastão

Nœuds
25 poèmes sur 25 tableaux de Paula Rego

traduits du portugais par Catherine Dumas
édition bilingue



112 pages
Prix : 25,00 €
ISBN : 978-2-85792-170-7


Le Livre

                Blanche-Neige
 
 
            Rien que mon cahier
            et toi sans moi.
            Tellement inopportuns
            les mots
            laconiques
            si peu sûrs, suspendant
            la vie
            à un espace cruel.
 
            L’amour intoxique,
            miroir inverse.
            Dans la douce ignorance
            il rend ingénu le mensonge.
            Il aveugle l’orthographe.
 
 
 

    "Dans la poésie de Ana Marques Gastão, se reflète, véhiculée sous une forme expressionniste, la dramatisation des compositions de Paula Rego, qui poursuit ainsi une sorte de corps syllabique. Celui-ci se révèle à lui-même en tant que corps souffrant, à travers de multiples images qui se déplacent de la description vers une invention symbolique capable de rendre flou ce que l’on décrit. Ces beaux poèmes exigeants oscillent entre l’imagination et l’image perturbée."
                                                                        

                                                                                                    Fernando Guimarães

Articles de presse :

    Revue Europe:

    "Expression du corps souffrant, pantelant, au bord de l'abîme. L'angoisse existentielle des compositions expressionnistes de Paula Rego, les drames intimes qu'elle donne à voir, les violenœs des gestes et des cris peints, communiquent à l'écriture d'Ana Marques Gastão, dans Nœuds (Prix Pen club 2004), le poids douloureux du manque ou de la prostration, la terreur du chaos, l'ambiguïté sacrificielle, la vie à rebours. Corps à corps avec la langue, en écho aux figures humaines du tourment et de la désespérance, écartelées de l'intérieur : « l'utérus est un paysage / sans fruit ou une maison fatiguée et la mémoire, rugueuse / et minuscule, se démembre comme un signal bref/ de vie éteinte dans le passage des jours. » (Sit, 3e tableau). Couleurs crues, brutales, mots abrupts, incisifs : la correspon­dance s'inscrit en diptyques saisissants d'effroi. Femmes exclues, répudiées, humiliées, lapidées, mères dépossédées. Leur détresse est jetée sur la toile.
    La cinquième œuvre s'intitule À la fenêtre. Une femme est représentée de dos, pieds nus, accoudée sur l'appui. L'attente et le manque s'inscrivent dans le cadre ouvert sur le monde extérieur invisible pour le spectateur de la toile. Ana Marques Gastão intériorise la situation, s'identifie au personnage, non dans la position de celle qui regarde et attend mais dans la position de celle qui écrit : « Et j'écris dans la mutation du poing, sur une nappe de lin épais, dans la fraction du chaos refroidi sur la table. Si je savais quelle est la nature de la pente entre nous je mourrais moins de cette mort. » Transposition du visible à l'invisible. C'est à l'absent que s'adresse le poème. La main qui écrit est dedans et dehors : « Je suis la cellule et je suis le monde, un songe plus ou moins dessiné, corps-clair douloureux dans le ressenti de ta main. » Plus qu'une interprétation libre, une incorporation de l'œuvre, la toile dans le corps du texte.
Douzième tableau, une femme seule, agenouillée sur un coussin, en train de se dévêtir. Le texte, en regard, s'intitule Blanc. La dernière phrase cristallise la détresse du geste d'amour sans amour, de piété sans foi : « métaphore hurlant son mal là où s'achève le texte ». La mariée, page suivante, est solitaire déjà. Thème récurrent : « J'ai voulu parler, mais l'amour, enseveli, était déjà exclusion. »
    Les sujets religieux (Pietà, Assomption) sont traités par Paula Rego avec l'étrangeté du décalage. Un ange enfantin accroupi, comme adossé au pied de la Vierge sur le point de l'envol : « Vois comme l'hallucination mène mon cœur de sel au désastre de ma bouche [...] Le rire de Dieu est tremblant et scintillant. Et l'ange, enfant sage, ne dit rien. Les mots meurent s'ils sont dits. » Pathos à froid, sans les outrances ou les grimaces hagardes des heures noires de ['expressionnisme du monde entre deux guerres.
    Ana Marques Gastão, hors cadre, en marge de la scène d'une femme sombre qui danse au pied d'un arbre (Up the tree), s'évade intérieurement : « Malade de lui-même / le poète / prophétise la catastrophe / c'est un subversif/ du délire / oiseau du désespoir. // Sur sa main/défaite/il marche si, si doucement/ou alors rapide/il joue/avec l'irrémédiable. » Oscillation entre masochisme et conjuration du malheur ?
    Le vingt-cinquième tableau représente une danse en cercle de sept femmes : « Nous sommes la roue à l'instant du naufrage, le départ en soi déjà retour : de tout nous avons besoin même de l'enfer quand s'épuise le temps comme un simulacre de la mémoire. Nous sommes la planète, terre non exempte de plainte ni le cœur d'effroi. » Danser « à en mourir » sa révolte existentielle...
    Comme l'affirme Michel Butor à propos de sa série Illustrations, l'écriture elle-même peut illustrer la peinture, dialoguer avec elle, la décrypter de l'intérieur (Les mots dans la peinture), en composant le texte que la peinture aurait pu illustrer. Si l'œuvre de Paula Rego semble s'inscrire dans le sillage d'un expressionnisme sans frontière, d'Egon Schiele à Jean Rustin, la poésie d'Ana Marques Gastão ne semble pas rechercher ici une forme mimétique. Elle s'inscrit, bien sûr, dans la thématique de la représentation picturale mais son écriture s'éloigne aussi de la dramatisation expressionniste pour suggérer des correspondances symboliques, esquisser une méditation intime, laisser libre cours à son propre imaginaire quant à la vulnérabilité des êtres figurés et à leur difficile rapport au monde. La double page de la reproduction et du texte en miroir rend compte de cette liberté interprétative.
    Les éditions Fédérop ont réalisé là avec grand soin un ouvrage d'art élégant en quadrichromie qui donne à découvrir les œuvres croisées de deux créatrices portugaises d'aujourd'hui."

                                                                                                MÉNACHÉ
                                                                      Europe, octobre 2007, n° 942

    Revue Friches N°101:

    Il est lourd à la main, il est sensuel au toucher ce nouveau recueil de Fédérop ; et puis, aussitôt ouvert, il vit de ses couleurs : des tableaux de Paula Rego dans lesquels le trait tendu de vie s'impose de toute sa puissance, comme chez les Expressionnistes, le trait qui force le tragique et la souffrance hors de ces corps de femmes ; et les couleurs, sombres et inquiétantes jusqu'au rouge ! Avant la lecture, déjà, l'atmosphère est grave ; elle fait mal.
    De ces peintures qui racontent la femme, Ana Marques Gastão, rédactrice culturelle du quotidien Diàro de Notícias, a arraché autant de textes. Elle dresse, face à nous, un monde dur, un ton dur souligné de feu, une violence à fleur de mot, une désespérance ?
    « J'écris dans la mutation du poing » ...
    « On m'a brisé les mains et ma tête gît écartelée dans le miroir / éclaté ».
    Elle nous assène le corps et sa douleur (est-ce un hasard si le premier plan de cet ensemble de textes est composé du corps et de la douleur ? Corps de pietà, corps de mariée, corps de ballerines ou d'amantes, de mères et de filles, et celle-ci, avec son rouge à lèvres !
    « ...corps I qui nous enferme et plus tard s'éteint »
    et « le corps s'ajuste toujours au temps ».
    Puis, bien sûr (?), la douleur :
    « La douleur existe au-delà du paysage ». Douleur et/ou silence ? « Ma vie se passe à décrire la mutité » Douleur et/ou les mots ? « Les mots meurent s'ils sont dits. »
    Donc, un chant comme ces chants qui viennent de la souffrance des peuples, taillés au couteau : fado ? Blues ? Au-delà du chant, une pensée, une réflexion sur la beauté, le temps, la mémoire, la solitude, l'amour. encore et toujours :
    « L'amour intoxique, / miroir inverse, / Dans la douce igno rance / il rend ingénu le mensonge. »
    Ces « Nœuds » qui font notre quotidien et nous servent de marches pour monter à la corde ; la corde pour nous pendre ou celle qui nous mène au bonheur ? A lire et à relire.
                                                                                              Alain Lacouchie

L’écriture, le lieu de ce qui advient 


    "La peinture de Paula Rego s’entretient avec la littérature : elle assure la relève de la fiction, elle lui fait suite, la relance et la ressource, en déplaçant les énergies pour permettre une renouvellement, une sorte de seconde naissance. Ses tableaux se décident à partir des noces du texte et de l’image, dans cette prééminence de l’obscur et du rire où elle montre la perversion et l’insuffisance humaine.
 
    Au bord du silence émerge, dans son art, l’incommensurable, l’ambiguïté affective, la douleur intersubjective, la terreur des relations de pouvoir, les drames intimes qu’elle donne à voir dans la monstration presque grotesque de la monstruosité.
 
    Paula nous invite aussi à reconsidérer la lumière et son moteur secret, la joie, comme une petite fille, enchantée autant que malicieuse, qui joue dans sa maison de poupées. Et c’est cette façon exemplaire de me (nous) faire trembler, refusant la peur de la domination, pour l’effrayer toujours plus ; cet effroi qu’on peut nommer comme oubli et cri de triomphe arraché au langage enchaîné qui m’ont convoquée pour écrire « Nœuds ».
 
    Paula semble n’avoir pas peur de la peur dans son errance vibratoire et intime. Elle invite, à partir d’un tissu avec des traces expressionnistes et même hyperréalistes, à reconsidérer l’ombre portée de l’humanité sur le monde quand elle nous offre ses femmes répudiées, lapidées, dépossédées, mais aussi pleines de courage en hurlant sa place dans la vie, envoyant son mal là où l’hallucination mène le cœur de sel au désastre de la bouche vide.
 
    Moi, je n’ai appris nulle part à peindre, en fait je ne peins pas, sinon en écrivant dans l’insatisfaction, dans le goût du secret, comme une femme en procès, claire et noire à la fois. Plus atttentive au passage, au mouvement et aux énergies de la parole, aussi soucieuse de l’être que du texte, de la souffrance que de la beauté, de l’exploration que de l’achèvement, j’écris cette cruauté d’être vivante dans l’amour ou dans la violence, comme si ce corps étranger à moi, l’écriture, s’avérait d’une infinie douceur, porteur d’apaisement et de plénitude.
 
    Mais comme l’a souligné Henri Michaux [1] : « Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus tu seras éloigné de l’accomplissement  du pur désir, fort et originel désir ». Il savait, dans ses relations à la fois passionnés et conflictuelles avec le texte, qu’il lui permettait d’apprivoiser ses monstres. Un poète écrit sa vie avant de la vivre ou après, c’est-à-dire à travers une  écoute qui fonde un langage et une vision. Cependant, écrire est vivre dans la singularité d’un autre espace-temps.
 
    Le mirage de l’encre, la douleur, l’amour, le paradoxe, le mystère semblent être les amis du poète. Et l’acte de l’écriture est à côté de la peinture (comme de la musique), la fable à côté de la parole. Il est même un paysage qui libère l’apparition des images qu’il invente et qui font, elles aussi, de taches sur la réalité.
 
 
    Nœuds [2] est à la fois, vis-à-vis la peinture, un précipice et un miroir. La poésie se regarde dans le papier, elle y projette sa nuit et la colore comme elle le peut, montre des fantômes et des démons, l’expérience-vie que le poème parvient tout juste à suggérer : ainsi elle exorcise et familiarise avec l’insupportable.
 
    Dans ce livre, les paroles en viennent à céder devant le cri, elles naissent à la lisière fluorescente du visuel, à son point de détresse ultime. Texte et image ne sont pas donc des rivaux, mais des doubles nécessaires pour mieux percer l’invisible.
 
    Paula peint au bord du précipice pour « donner un visage à la terreur », j’écris, moi, d’un lieu qui n’est pas à l’abri du cauchemar, mais d’où je fais fuir le côté terrifiant en le sublimant.
    En tentant de transposer une zone presque intransposable entre le visuel et le textuel, tantôt je m’approche, tantôt je m’éloigne des images dans une relation oblique de dialogue et de contrepoint. Les tableaux de Paula et mes poèmes vont solitaires, mais ils jouent les uns avec les autres, ils sont des vrais amis.
 
    L’écriture est expérience de l’écriture chez Blanchot[3], c’est-à-dire une recherche dans un espace non pas réel, mais idéel et surtout rencontre d’un être imaginaire, le poète lui-même. On vit ce que on n’a pas vécu, dedans et dehors du silence, on interrompt le murmure, « l’espace non- littéraire »[4] en sachant qu’il n’y a qu’une seule manière de thématiser ce lieu : c’est de le mettre en image, trompeuse autant qu’équivoque, de lui donner une figuration, de le dramatiser. C’est pourquoi il faut s’interroger sur son statut de vérité. Un propos inachevable…
 
    L’un des enjeux majeurs de la littérature et de l’art est situé dans cette invisibilité de la crise qui frappe l’identité de la personne. Crise à là fois social et culturelle, religieuse et politique, qui trouve sa traduction radicale dans la crise de la signification. La notion de l’œuvre demeure en se contredisant  dans l’obstination et le désarroi d’une interminable aventure ; celle d’être en vie.
 
    Dans ce monde apocalyptique, l’image a encore le pouvoir de « nous faire marcher dans la peur » comme l’avait déjà vu Saint Augustin ou dans ce cas Paula Rego. Peut-être la mélancolie et la joie peuvent-ils encore être le moteur secret de l’aventure de la vie. A l’exagération du bruit se substituera le mouvement silencieux des mots vers l’essence, le délire, la liberté. C’est ce qui fait de l’écriture une incessante mise en route, un constant éveil, car elle est le lieu de ce qui advient."

                                                                                                Ana Marques Gastão

                                                                                                    traduit du portugais par Catherine Dumas

[1] Henri Michaux, Passages, Gallimard, 1950
[2] Ana Marques Gastão, Nœuds, éditions fédérop, 2007
[3] Maurice Blanchot, L’Espace Litteráire, Gallimard, 1955
[4] Rui Magalhães, Infinito Singular – sobre o espaço não literário, Textiverso, 2007, p. 88