Mais ça arrive
Nous ne savons pas pourquoi, mais ça arrive.
Une fille perdue revient à la maison.
Il pleut et il pleut encore au milieu d’un grand désert.
Le ciel se partage en deux et nous accueille.
Les morts susurrent à notre oreille.
Un témoin préfère la vérité
à l’argent ou à sa propre paix. Un ambitieux
repousse une injustice avantageuse.
Dans une cellule immonde, un pauvre diable
refuse de dénoncer un camarade.
Une femme et un homme – ou bien deux hommes,
ou deux femmes – s’aiment jusqu’au bout.
Et une famille entière, dans la chambre
à gaz, s’étreint et remercie le bon Dieu.
Pour le poète espagnol, Eduardo Jordá,
il est possible d’écrire de la poésie en
s’inspirant de n’importe quel objet de
l’inépuisable expérience humaine. Aux thèmes
éternels de la poésie universelle – l’amour,
le passage implacable du temps, les cycles de la Nature, la menace de
la mort – Eduardo Jordá ajoute ses variations personnelles
sur le mystère de la vie, où se côtoient
l’horreur et la beauté, comme sur cette pièce de
monnaie méditerranéenne qui porte sur l’avers un
taureau furieux, et sur le revers l’effigie d’un dieu
souriant. Dans la présente anthologie Eduardo Jordá nous
donne à entendre les mots qu’Ophélie n’a
jamais osé dire à Hamlet avant de se jeter dans la
rivière ; les miracles quotidiens qui se produisent, le plus
souvent à notre insu ; un haïku sur une nuit de juin ;
l’évocation d’une rue commerçante laide et
populeuse ; la recréation des derniers jours de Montaigne dans
sa tour de Saint-Michel ; une nuit d’insomnie à San Pedro
de Atacama ; un singe qui hurle et qui symbolise le désespoir
après une rupture amoureuse… La poésie
d’Eduardo Jordá est essentiellement une réflexion
constante sur les dualités insolubles de la vie : angoisse et
émerveillement, cruauté et beauté,
désespoir et joie.
Article de presse :
Les éditions Fédérop ont repris le titre du poème Mais ça arrive
pour présenter aux lecteurs cette anthologie bilingue. Titre
emblématique pour rassembler une œuvre largement ouverte
aux faits et gestes de la vie quotidienne, attentive aux fureurs
individuelles ou collectives, frottée aux multiples facettes de
l'expérience humaine : du bonheur d'exister à l'horreur
des entre prises d'extermination.
Eduardo Jorda revisite monuments et trésors
de la littérature universelle, imagine Les lamentationss
d'Ophélie reprochant à Hamlet l'égarement feint
qui leur a été fatal, ses « paroles puantes »
ravageant « tels des ulcères, le dernier repli de [son]
esprit ». avant de se précipiter dans la rivière,
ou les derniers jours de Montaigne en sa tour : «... la paralysie
l'a assailli. / Sa langue est devenue frondeuse / et obstinée
comme celle d'un huguenot. / II écrivait : “qu'on
amène mon cheval”, / “Mon pourpoint”,
“Mon vase de nuit”, “Mon livre”. “Il
suffit...”
Sa géographie intime est le décor de
ses angoisses et de ses méditations. Ainsi dans La colline de
l'Ermitage, sa description d'un soir se mue en peinture baroque de la
mélancolie : « De grands blocs / de glace bleue naviguent
parmi les ombres, / les astres éprouvent de la panique, un
pétrolier s'échoue / alors que nous. nous flottons,
seuls, libres, /sur un été lent, interminable. »
Sa voix sonne particulièrement juste quand il
dévoile son intimité, évoque des proches et le
passé familial. Il dit pourtant se sentir traître envers
les siens, pauvres paysans sans orgueil et sans haine, quand il
s’exprime dans une langue qu’eux-mêmes ne
comprenaient pas : « c’est en catalan qu’ils ont fait
leurs adieux à ce monde, /... /gens de peu qui n’ont pas
sali l’Histoire / parce que l’Histoire ne s’est pas
souvenue d’eux », confie-t-il dans Le poème que mon
grand-père n’a jamais écrit.
Les poèmes de Singe hurleur, son dernier
recueil, se dépouillent de toute gangue formelle, faisant mieux
entendre l’aisance et la profondeur de cette voix
particulière. De l’infime à l’intime, Une
feuille d’érable : « Entre mes mains elle
crépite comme le feu. / Elle a été une
étoile de mer qui n’a pas connu l’eau. / Elle a
été un murmure d’oiseaux et de rivières.
/... Si personne ne me voyait /je m’inclinerais devant cette
feuille d’érable. / Elle a la couleur d’un homme /
qui se sépare pour toujours / de la seule femme qu’il ait
jamais aimée. » Des souvenirs d’enfance surgissent :
la solitude, les brimades, les drames... Trois jours de 1965
évoque l’émoi collectif dans Palma après le
viol et l’assassinat d’une fillette
séquestrée par un chauffeur de taxi. Le poète,
dans Four crématoire, s’adresse à une enfant
victime parmi tant d’autres de la barbarie nazie: « Qui
peut dire que le feu purifie ? / C’est toi qui a purifié
le feu. » Enfin, la douleur et la peur de l’abandon
explosent dans le dernier extrait du recueil, éclairant la
métaphore du titre : « Sans toi, je n’ai plus de
subsistance,/je n’existe pas, je ne suis plus qu’un
minuscule/singe hurleur qui gémit au milieu/d’un arbre
calciné-/À quoi sert de savoir/que d’adieux et de
pertes/est faite la matière mystérieuse/ qui sans fin
fait grandir l’univers. »
Hymne à la vie à la lisière des champs de ruines…
MÉNACHÉ, Revue Europe