Eduardo Jordá


Mais ça arrive


poèmes traduits de l'espagnol par Renée Sallaberry
édition bilingue

112 pages
Prix : 14,00 €

ISBN : 2-85792-166-1


Le Livre

                            Mais ça arrive
 

                Nous ne savons pas pourquoi, mais ça arrive.
                Une fille perdue revient à la maison.
                Il pleut et il pleut encore au milieu d’un grand désert.
                Le ciel se partage en deux et nous accueille.
                Les morts susurrent à notre oreille.
                Un témoin préfère la vérité
                à l’argent ou à sa propre paix. Un ambitieux
                repousse une injustice avantageuse.
                Dans une cellule immonde, un pauvre diable
                refuse de dénoncer un camarade.
                Une femme et un homme – ou bien deux hommes,
                ou deux femmes – s’aiment jusqu’au bout.
                Et une famille entière, dans la chambre
                à gaz, s’étreint et remercie le bon Dieu.
 
                                                                 
 
    Pour le poète espagnol, Eduardo Jordá, il est possible d’écrire de la poésie en s’inspirant de n’importe quel objet de l’inépuisable expérience humaine. Aux thèmes éternels de la poésie universelle – l’amour, le passage implacable du temps, les cycles de la Nature, la menace de la mort – Eduardo Jordá ajoute ses variations personnelles sur le mystère de la vie, où se côtoient l’horreur et la beauté, comme sur cette pièce de monnaie méditerranéenne qui porte sur l’avers un taureau furieux, et sur le revers l’effigie d’un dieu souriant. Dans la présente anthologie Eduardo Jordá nous donne à entendre les mots qu’Ophélie n’a jamais osé dire à Hamlet avant de se jeter dans la rivière ; les miracles quotidiens qui se produisent, le plus souvent à notre insu ; un haïku sur une nuit de juin ; l’évocation d’une rue commerçante laide et populeuse ; la recréation des derniers jours de Montaigne dans sa tour de Saint-Michel ; une nuit d’insomnie à San Pedro de Atacama ; un singe qui hurle et qui symbolise le désespoir après une rupture amoureuse… La poésie d’Eduardo Jordá est essentiellement une réflexion constante sur les dualités insolubles de la vie : angoisse et émerveillement, cruauté et beauté, désespoir et joie.
 

Article de presse :          
 
    Les éditions Fédérop ont repris le titre du poème Mais ça arrive pour présenter aux lecteurs cette anthologie bilingue. Titre emblématique pour rassembler une œuvre largement ouverte aux faits et gestes de la vie quotidienne, attentive aux fureurs individuelles ou collectives, frottée aux multiples facettes de l'expérience humaine : du bonheur d'exister à l'horreur des entre prises d'extermination.
    Eduardo Jorda revisite monuments et trésors de la littérature universelle, imagine Les lamentationss d'Ophélie reprochant à Hamlet l'égarement feint qui leur a été fatal, ses « paroles puantes » ravageant « tels des ulcères, le dernier repli de [son] esprit ». avant de se précipiter dans la rivière, ou les derniers jours de Montaigne en sa tour : «... la paralysie l'a assailli. / Sa langue est devenue frondeuse / et obstinée comme celle d'un huguenot. / II écrivait : “qu'on amène mon cheval”, / “Mon pourpoint”, “Mon vase de nuit”, “Mon livre”. “Il suffit...”
    Sa géographie intime est le décor de ses angoisses et de ses méditations. Ainsi dans La colline de l'Ermitage, sa description d'un soir se mue en peinture baroque de la mélancolie : « De grands blocs / de glace bleue naviguent parmi les ombres, / les astres éprouvent de la panique, un pétrolier s'échoue / alors que nous. nous flottons, seuls, libres, /sur un été lent, interminable. »
    Sa voix sonne particulièrement juste quand il dévoile son intimité, évoque des proches et le passé familial. Il dit pourtant se sentir traître envers les siens, pauvres paysans sans orgueil et sans haine, quand il s’exprime dans une langue qu’eux-mêmes ne comprenaient pas : « c’est en catalan qu’ils ont fait leurs adieux à ce monde, /... /gens de peu qui n’ont pas sali l’Histoire / parce que l’Histoire ne s’est pas souvenue d’eux », confie-t-il dans Le poème que mon grand-père n’a jamais écrit.
    Les poèmes de Singe hurleur, son dernier recueil, se dépouillent de toute gangue formelle, faisant mieux entendre l’aisance et la profondeur de cette voix particulière. De l’infime à l’intime, Une feuille d’érable : « Entre mes mains elle crépite comme le feu. / Elle a été une étoile de mer qui n’a pas connu l’eau. / Elle a été un murmure d’oiseaux et de rivières. /... Si personne ne me voyait /je m’inclinerais devant cette feuille d’érable. / Elle a la couleur d’un homme / qui se sépare pour toujours / de la seule femme qu’il ait jamais aimée. » Des souvenirs d’enfance surgissent : la solitude, les brimades, les drames... Trois jours de 1965 évoque l’émoi collectif dans Palma après le viol et l’assassinat d’une fillette séquestrée par un chauffeur de taxi. Le poète, dans Four crématoire, s’adresse à une enfant victime parmi tant d’autres de la barbarie nazie: « Qui peut dire que le feu purifie ? / C’est toi qui a purifié le feu. » Enfin, la douleur et la peur de l’abandon explosent dans le dernier extrait du recueil, éclairant la métaphore du titre : « Sans toi, je n’ai plus de subsistance,/je n’existe pas, je ne suis plus qu’un minuscule/singe hurleur qui gémit au milieu/d’un arbre calciné-/À quoi sert de savoir/que d’adieux et de pertes/est faite la matière mystérieuse/ qui sans fin fait grandir l’univers. »
    Hymne à la vie à la lisière des champs de ruines…
                                                                                                                                                                                                                       MÉNACHÉ, Revue Europe