Sèrgi Javaloyès


L’Heure de partir

roman traduit de l'occitan par Guy Latry

illustration de couverture : gravure de Jean-Louis Fauthoux

240 pages
Prix : 18,00 €
ISBN : 2-85792-152-7


Le Livre

 … Du regard, je m’échappe dehors et essaie de trouver une mouette dans le grand ciel bleu. Trois le traversent vite, une autre lentement, avec une tache noire sur une aile. Je la suis des yeux. Elle monte, plonge soudain jusqu’à raser le faîte des arbres. C’est à croire qu’elle va tomber. Mais non!Un coup d’aile et allez, elle reprend de l’altitude, pour enfin, apaisée, se laisser porter par le vent…
 
    Traduit de l’occitan, écrit selon un plan circulaire, L’Heure de partir raconte les cinq derniers mois de la guerre d’Algérie à travers les yeux d’un jeune garçon de 12 ans, exilé de sa terre oranaise et transporté en terre de Béarn où il découvre l’hiver, la neige, le froid. C’est le roman palimpseste d’un double exil : celui d’un gamin qui prend soudain conscience qu’il n’est pas de ce peuple auquel il pensait appartenir, qu’il n’est plus considéré comme légitime sur cette terre, et qui va se retrouver en France, la patrie mère pourtant, dans un autre exil, celui des rapatriés. Pauvre à Oran, pauvre en Béarn, il se construit sur une toile de fond dont l’altérité est la trame.
 

Article :

    "Le drame des rapatriés d’Algérie a déchiré des centaines de milliers d’existences... A-t-il fini par se dissoudre dans la prospérité française des Trente Glorieuses ? Il aura laissé en tout cas des blessures inguérissables, notamment chez les adultes d’aujourd’hui qui ont dû se construire sur ce traumatisme subi pendant l’enfance. De nombreux romans et récits ont relaté ces drames individuels sur fond de tragédie collective. L’une des œuvres les plus originales est le roman autobiographique de Sèrgi Javaloyès, au titre évocateur, L’heure de partir, déjà paru en 1997 en version originale occitane qui a obtenu le prix Joan Bodon 1998 (variété gasconne) et dont Fédérop propose aujourd’hui une traduction française.
    Œuvre originale à plus d’un titre par la mise en abîme sur laquelle reposent à la fois le destin du narrateur et la construction romanesque. L’histoire éditoriale de ce roman le laisse entendre en effet : le parcours de l’auteur, qui passe par celui de son narrateur enfant, n’est rien moins que banale. Le récit présente une tranche de la vie d’un garçon de 11 ans, François, au moment de la « grande catastrophe », celle de la dispersion d’une communauté dans le chaos de la guerre, pendant l’automne 61. Il commence sous la neige de novembre dans le village béarnais de Bourdalas, où les parents de François l’ont envoyé pour le mettre à l’abri des attentats qui ensanglantent Oran (ville jamais nommée). La jeune femme qui l’accueille dans sa famille est une amie de la tante de François, Tantine Angèle. Les deux femmes se sont connues au sanatorium. C’est que les parents et grands-parents de François appartiennent à la communauté d’origine espagnole, née de l’émigration et de la misère, et n’ont aucune famille dans la métropole, qu’ils ne connaissent même pas. François se retrouve donc dans cette famille providentielle mais étrangère, où l’on ne parle que l’occitan du Béarn. Les six autres chapitres se passent en Algérie pendant les trois mois précédents et racontent la montée des périls quotidiens, depuis le mitraillage de l’école jusqu’aux attentats incessants de l’O.A.S ou de l’A.L.N et le départ en avion pour la France.
    L’heure de partir, on l’a compris, est un roman sur l’exil, ou plutôt sur les exils, qui s’enchaînent récursivement dans une spirale tragique. Exilés, les ancêtres espagnols ou valenciens de François, qui ont troqué en Algérie leur misère noire pour une pauvreté décente. Répit historique de courte durée : la guerre rappelle à la famille Milagros-Tena, de la façon la plus violente, qu’elle est étrangère, pire : colonialiste, et qu’elle devra partir à nouveau. Étranger à son tour, le petit François dans une France qu’il ne connaît pas, malgré la tendresse de sa famille d’accueil. Et c’est ici enfin que s’ébauche un autre exil, hors roman, suggéré seulement par le choix de la langue originale : l’exil du Béarnais d’adoption dans la France d’aujourd’hui, « en étrange pays dans son pays lui-même ». Une sorte de fatalité atavique inscrit le narrateur dans le camp des victimes de l’histoire.
    L’heure de partir est aussi un roman de formation, un éveil du printemps dans un automne tragique. Il est rempli de présences féminines qui enchantent cet univers de malheur et de violence. Les deux sœurs béarnaises Anne-Lise et Maïlis sont à la fois mères et objets de désir pour le pré-adolescent. Le même désir œdipien inspire l’évocation de la mère, que des rêves nocturnes obsédants présentent dans d’innommables postures. Mais la figure la plus pathétique est celle de Tantine, la jeune tante maternelle d’à peine plus de vingt ans, malade de tuberculose, dont l’agonie double en contrepoint métaphorique la tragédie collective. Isabel Alvarez enfin, seize ans, est l’initiatrice sexuelle, passionnément aimée, dont l’absence finale inéluctable met un comble au désarroi de François. Elle est doublée par des figures plus évanescentes, Isabelle Bethbéder, la fille du boulanger, ou Sarah Simon, la belle rousse. Les hommes sont moins radieux dans cet univers littéraire, à l’image de l’oncle Eugène, aigri, raciste et violent, gagné par le fanatisme de l’O.A.S.
    La technique narrative exprime de façon originale cette saison chaotique. Sept chapitres en relatent au présent un moment chacun : une soirée de neige, une journée d’école, un trajet vers cette même école, un après-midi à l’église, un lever après une nuit d’insomnie, la matinée du départ. À partir de ces ancrages dans le présent, le narrateur fait des incursions dans son passé plus ou moins récent, par remontées successives.
    Cette narration subjective dessine de la sorte, par scènes et touches perçues à hauteur d’enfant, un monde en cours d’écroulement et un destin en train de basculer. Sous sa simplicité apparente et son évidence narrative, ce roman autobiographique est une œuvre originale et riche, qui dépasse largement le simple intérêt historique ou anecdotique."
                                                      Jean-Claude FORÊT