«
Les années s’étaient écoulées depuis
que Margarida, la fille cadette de la famille Font,
s’était mariée en secret à la
cathédrale de Majorque et qu’elle était partie vers
la France. Peu à peu, les membres de la famille étaient
morts : d’abord son frère Antoni, pendant la guerre civile
sur le front de Manacor, ensuite sa mère, dona Maria-Sebastiana
Berga, plus tard don Joan-Miquel, son père. Il
n’était resté que Rosa dans la grande bâtisse
du quartier de Sa Portella, toute seule. Au fil des années, les
domestiques étaient mortes elles aussi, toutes ridées
derrière les fourneaux. On n’eut plus jamais de nouvelles
de Jaume Ripoll ni de Margarida. Les mauvaises langues
racontèrent des histoires cruelles, et leur attribuèrent
des perversions douteuses et des infamies. On raconta que Margarida
dansait nue dans les cabarets de Montmartre pour les officiers de
l’armée d’occupation. Mais ces histoires
n’étaient probablement pas vraies et n’ont
existé que dans l’imagination des gens et dans la fiction
que Rosa, vaguement maléfique, construisait tous les
après-midi derrière le balcon qui donnait sur la rue.
»
Article :
« Lasse du joug imposé par un milieu social sclérosé, “lasse de sentir que, tous les matins, on lui coupait les ailes”,
une jeune majorquine de bonne famille s'éprend du fils de
l'épicier installé dans les dépendances d'un
palais voisin. Après s'être mariés en secret
à la cathédrale de Palma, les amants quittent l'île
pour la France ; quelques années plus tard commence la seconde
guerre mondiale. Dans la tourmente, les parcours de Margarida et de
Jaume s'infléchissent et divergent jusqu'à la rupture. La
paix revenue, ce sont deux existences brisées qui, de retour sur
l'île, se croisent fugacement ; mais l'espoir même est
irrémédiablement corrompu.
Dans le mouvement alterné qui conduit de
l'île au continent puis du continent à l'île,
Gabriel Janer Manila questionne et confronte sans complaisance le
rêve du paradis insulaire, associé à l'enfance, et
le cauchemar de l'enfermement — à l'enceinte maritime se
superposent les replis labyrinthiques d'une ville régie par des
codes sociaux d'un autre âge, où dans chaque palais “rugissaient encore quelques vieux minotaures”, où le scandale et la folie sanctionnent toute tentative d'évasion.
Le poids obsédant de l'insularité et
l'âpreté du regard porté sur la
société majorquine de l'époque relèguent
à l'arrière-plan les péripéties proprement
romanesques qui, par contraste, paraissent n'avoir “jamais existé que dans l'ombre imaginaire d'un rêve”. »
Jacques Bayle-Ottenheim
Bibliothèque insulaire