Des camionneurs, des ouvriers métallurgistes, un apiculteur, une
guérisseuse, de jeunes coureurs cyclistes qui
s’épuisent chaque dimanche à gagner une course, un
garde forestier solitaire, un jeune drogué qui se meurt, un
médecin d’un village de montagne…, tels sont
quelques-uns des personnages, parmi d’autres, qui apparaissent
dans les dix-sept nouvelles de La Force de gravité,
toutes situées dans la Catalogne des trente dernières
années : la Catalogne de l’intérieur,
dévastée par les incendies de forêt, celle de la
Costa Brava, où les pêcheurs ne pêchent plus et qui,
pour survivre, n’ont d’autre moyen que de vendre aux
touristes étrangers des souvenirs dérisoires
fabriqués pour la plupart en Chine ; ou celle encore de
Barcelone, ville grouillante de monde, avec son port immense,
labyrinthe de quais où les hommes semblent bien peu de chose,
écrasés par la présence des grues, des conteneurs
et des chariots élévateurs.
Pour chacun des personnages de Francesc
Serés, la vie n’est rien d’autre qu’efforts
incessants pour s’opposer à la force de gravité…
Extrait d'article :
« Dix-sept textes
lents, denses, beaux, minutieux : l’auteur s’installe
et installe ses personnages (et son lecteur) dans la durée, dans
l’épaisseur charnelle, terrienne de la Catalogne de ces
trente dernières années. Il nous donne tout, de ses
personnages : leurs méandres intérieurs, leurs
sentiments, leurs passions, leur entêtement, avec une sympathie,
une empathie qui vont jusqu’à la communion avec eux. Tous
pèsent leur poids de chair, de songe, de désirs,
d’humanité, de puissante réalité
concrète et spirituelle : tous sont profondément humains
et « aimables », même s’ils sont monstrueux par
certains aspects. »
Jean-Loup Martin
revue Brèves, n° 103
Extrait de la nouvelle : « Le grand espoir blanc » (page 122)
“Quand il s’est de nouveau heurté
à l’une des vitres, j’ai baissé les stores et
me suis mis à regarder entre les lames. L’obscurité
l’a tranquillisé, de fait il était
épuisé, il n’avait pas eu le courage ne serait-ce
que de regagner le dessus des classeurs et il était resté
sur le sol, près du bureau. Déjà, il ne
réagissait plus aux bruits de la radio, son regard
n’était même plus une question, pourquoi, pourquoi,
pourquoi, mais une lamentation qui faisait honte à voir. Quand
il a fermé les yeux, il était si faible que son bec
n’a pu qu’esquisser le geste de me frapper. Je n’ai
pas pu faire autrement, il y avait déjà trop longtemps
que je voulais le toucher, rien que cela, passer la main sur ses plumes
pour sentir leur finesse. Je n’ai pas osé regarder la
blessure.
J’ai fini de baisser les stores pour plonger
le mirador dans l’obscurité et, monté sur le toit,
j’ai poursuivi ma surveillance depuis le sommet.
Quand on est venu me chercher, il ne bougeait
presque plus. J’ai soigneusement replié ses ailes. Elles
lui collaient au corps comme un linceul, les plumes cachaient sa
blessure, sa tête ballottait sans la moindre résistance.
Le garde l’a laissé tomber dans le sac. Il ne pesait
rien.”
Extrait de l'entretien avec Dominique Aussenac (Le Matricule des Anges, avril 2012)
Les dix-sept nouvelles de La Force de gravité
(prix national de littérature de Catalogne en 2007)
étonnent par leur extrême maturité et la puissance
qu’elles dégagent. Comme si elles portaient les ombres
tutélaires des prestigieux devanciers que sont Joseph Pla
(1897-1981) ou Mercè Rodoreda (1908-1983). Elles évoquent
le petit peuple paysan ou ouvrier de 1’après-franquisme.
Son désir de vie meilleure, sa volonté de
s’émanciper du passé, des contraintes de la nature.
“La Force de
gravité décrit des parcours humains sur trente ans en
Catalogne. Quelle a été votre démarche ?
Parler de 1’effort comme sujet
littéraire. L’effort des gens qui travaillent et vivent
pour avoir une existence raisonnable. J’ai une place
privilégiée : la Catalogne est une nation qui se
développe avec des caractéristiques particulières
et complexes. Près de ma maison, j’ai un
résumé de 1’Europe et du monde. Un
résumé de 1’humanité : mon voisin peut me
raconter 1’histoire de proximité, 1’immigration.
À partir de cela, je peux raconter 1’histoire du monde
avec des personnages catalans.”